La rapporteure spéciale des Nations-Unies veut protéger les logements sociaux des logiques financières
23 avril 2019
Ajouter à OutlookDéclaration de fin de mission : recommandations
la Rapporteure spéciale sur le droit à un logement convenable de l'ONU présente ses conclusions préliminaires après sa visite en République française, du 2 au 11 avril 2019
Recommandations de la rapporteure de l'ONU
(1) En matière de droit humain, il est inacceptable que soient invoqués, pour justifier l’inaction de l’État, des conflits sur le niveau d’administration responsable - national, régional ou local. C’est l’organe gouvernemental qui est contacté en premier par un individu ou un groupe d’individus dont les droits humains sont en jeu qui doit assurer la protection de ces droits. Tout conflit de compétence peut et doit être résolu une fois que les protections nécessaires ont été mises en œuvre.
(2) La mise en œuvre de la loi DALO doit être améliorée afin de garantir que tous les demandeurs reconnus prioritaires pour l’attribution d’un logement social ou pour être relogés puissent se voir proposer un logement décent et abordable situé à proximité de leur lieu de résidence actuel dans un délai de six mois, où qu’ils vivent dans le pays. Le paiement d’amendes ne doit pas se substituer à la mise en œuvre efficace du droit au logement. S’il faut beaucoup de temps et d’argent pour construire des logements sociaux, il est impératif que cela soit une priorité et que d’autres programmes soient envisagés pour garantir le relogement immédiat des personnes reconnues prioritaires DALO depuis longtemps.
(3) J’exhorte le gouvernement à renoncer aux mesures d’urgence et provisoires pour s’attaquer au sans-abrisme et se tourner vers des solutions de logement susceptibles d’apporter stabilité et dignité sur le long terme aux ménages, conformément au droit au logement tel qu’il est prévu dans le droit international des droits de l’homme.
(4) L’amélioration des implantations sauvages est une exigence du onzième objectif de développement durable. Le gouvernement français doit assurer la garantie de maintien dans les lieux et l’accès aux services de base dans toutes les implantations sauvages. Lorsqu’une amélioration doit être effectuée, elle doit être effectuée dans le strict respect du droit international des droits de l’homme et en concertation avec les communautés concernées. Je renvoie le gouvernement à mon rapport thématique sur cette question et aux recommandations qui s’y trouvent (A/73/310/Rev.1).
(5) La France doit instaurer un moratoire sur toutes les expulsions forcées. Dans le cas où il est procédé à une expulsion, celle-ci doit être effectuée dans le strict respect du droit international des droits de l’homme.
(6) Concernant les expulsions forcées à Calais, le gouvernement français doit interdire les expulsions systématiques et répétées de personnes vivant dans des tentes et dans des implantations sauvages qui se traduisent par des traitements inhumains ou dégradants. Toute expulsion doit être strictement compatible avec le droit à un logement convenable prévu par le droit international des droits de l’homme, qui exige que soient proposés un hébergement d’urgence suffisant et adapté à proximité raisonnable du logement existant ainsi que des possibilités de logement à long terme.
(7) Le gouvernement devrait continuer de subventionner et de soutenir l’amélioration des conditions de logement dans les QPV et renforcer les efforts d’investissement en cours dans l’infrastructure de transport afin de proposer des moyens de transport abordables entre les QPV périurbains et les centres-villes.
(8) J’exhorte le gouvernement français à protéger son offre de logements sociaux existante en interdisant sa vente, notamment à des entreprises à but lucratif telles que les sociétés privées de capital-investissement et de gestion d’actifs, en particulier dans les zones reconnues comme ayant un marché du logement « tendu ».
(9) La France devrait revoir sa stratégie nationale pour le logement (2018-2022) de manière à ce qu’elle repose entièrement sur les droits de l’homme, comme je l’indique dans mon rapport sur cette question (A/HRC/37/53).
Analyse de la rapporteure de l'ONU
Introduction
L’accès à un « logement convenable » au sens du droit international des droits de l’homme est un problème pour un grand nombre de personnes en France : L’offre en logements abordables, et notamment en logements sociaux, ne suffit pas à répondre à la demande des personnes qui en ont besoin. Le prix des logements et les loyers augmentent. Le nombre de sans-abri augmente considérablement dans certains centres – une augmentation de 8 %, selon les estimations du gouvernement, a par exemple été enregistrée à Paris entre 2018 et 2019 – et il y a trop peu de places en hébergement d’urgence et de possibilités de logement à long terme pour cette population. Tout cela, combiné à un recul du gouvernement sur les subventions destinées au logement social et aux conflits entre les différents niveaux d’administration qui se rejettent la responsabilité de la mise en œuvre des obligations en matière de droits de l’homme dans le domaine du logement, fait peser de très fortes pressions sur le secteur. Mes rencontres avec les résidents là où ils vivent – dans la rue et dans des parcs, des squats, des hôtels, des implantations sauvages et des tentes situées dans les bois et sous les autoroutes – ont constitué l’aspect le plus difficile de cette mission. Les personnes que j’ai rencontrées étaient pour la plupart des réfugiés, des demandeurs d’asile et des personnes d’origine rom, même s’il y avait en effet parmi eux des citoyens français pauvres, des gens du voyage et des résidents permanents. Voir cette misère, cette souffrance et cette pauvreté dans un pays aussi riche que la France a été, comme c’est toujours le cas, choquant. De nombreuses contradictions sur les conditions de logement en France se sont révélées à moi au fil de mes visites – d’un côté, on observe le plus grand respect pour le droit international des droits de l’homme avec le droit au logement et les droits associés, et de l’autre du mépris pour ces mêmes droits. Le droit justiciable au logement est garanti par une loi modèle, la loi DALO, et bien que la France dispose d’un gros stock de logements sociaux, un logement social est une denrée rare et souvent inaccessible pour ceux qui en ont le plus besoin, ce qui signifie que de nombreux ménages à faibles revenus sont contraints de se loger sur le marché privé, qui est marqué par une pénurie de logements décents et abordables. Un impressionnant numéro d’appel, connu de tous, le « 115 » a été mis en place. Les personnes qui se retrouvent sans abri ou dans des conditions de logement déplorables peuvent appeler ce numéro pour demander une assistance immédiate en matière de logement, mais à Paris, par exemple, moins d’un tiers des appels obtiennent une réponse. Il existe un droit sans condition à un hébergement (quel que soit le statut administratif), mais les structures d’hébergement sont pleines. Le niveau de vie s’est considérablement amélioré en France pour la majeure partie de la population et le taux de pauvreté stagne à 14 % ; toutefois, l’extrême pauvreté est en augmentation. Le gouvernement encourage l’intégration culturelle afin de renforcer la diversité mais il y a pourtant des signes de ségrégation spatiale basée sur l’ethnicité et le niveau de revenus. De nombreux migrants et demandeurs d’asile avec lesquels j’ai parlé m’ont expliqué qu’ils avaient fui vers la France en partie parce que c’est le berceau des droits de l’homme, mais que, après leur arrivée dans le pays, ils avaient dû lutter pour faire reconnaître et respecter leurs droits fondamentaux. L’engagement législatif de la France envers le droit au logement justiciable, le récent engagement public du Président à apporter un toit à tous les sans-abri et le statut de la France de l’un des plus riches pays au monde, sont autant d’indicateurs qui montrent que le pays peut se donner les moyens de s’attaquer aux préoccupations dont je fais état dans ma déclaration et de remplir ses obligations en matière de droits de l’homme, et en particulier de droit au logement. Je présente ci-dessous mes observations préliminaires sur les questions clés qui m’ont frappée au cours de ma visite. Un rapport plus élaboré sera présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies début 2020.
Loi DALO et accès à la justice
La France a reconnu le droit au logement dans le cadre de son système juridique national. Si le un droit à un logement convenable n’est expressément inscrit dans aucun article de la constitution, il est précisé dans le préambule que tous les citoyens français ont le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. En 1995, le Conseil constitutionnel a fait du logement décent pour tous un « objectif de valeur constitutionnelle ». En 2007, en réponse à la pression de la société civile, la France a adopté une loi visant à rendre opposable le droit au logement, qui est connue sous le nom de « loi DALO ». La France est le seul pays d’Europe à avoir fait du droit au logement un droit directement opposable. La loi DALO accorde la priorité, pour l’attribution des logements sociaux, à certains groupes de personnes qui vivent dans des conditions de logement difficiles, parmi lesquelles les sans-abri, les personnes qui sont menacées d’expulsion ou qui vivent dans une structure d’hébergement temporaire d’urgence, dans un logement dangereux, inhabitable, insalubre, indécent ou surpeuplé, ou encore les personnes qui attendent depuis longtemps qu’un logement social leur soit attribué. Les personnes concernées déposent une demande de logement DALO auprès de la commission de médiation de chaque département, qui examine les demandes et détermine si elles peuvent être reconnues prioritaires. Selon la loi, les demandeurs doivent être logés ou relogés dans le délai de six mois, et s’ils ne le sont pas, ils peuvent faire valoir leurs droits en justice. Telle qu’elle est conçue, j’estime que la loi DALO, qui crée un droit justiciable au logement, est d’une importance fondamentale. Il est bien entendu que l’accès à la justice est une condition nécessaire si l’on veut que les droits de l’homme ne soient pas seulement des objectifs politiques ou des droits vides de substance. La loi DALO a pour objectif de garantir que l’État et les associations pour le logement social répondent en priorité aux personnes dont le droit à un logement convenable a été ou risque d’être violé. Et, si ce n’est pas le cas, que les personnes et les familles concernées aient la possibilité de faire valoir leurs droits. Malheureusement, la mise en œuvre de la loi DALO est entravée. Sur les 950 000 ménages qui ont fait une demande depuis l’entrée en vigueur de la loi DALO le 1er janvier 2008, 270 000 ont été reconnus prioritaires pour l’accès à un logement et 167 200 - le chiffre est impressionnant - ont obtenu un logement social. 62 900 ménages attendaient encore d’être relogés au 20 février 2019. Si la loi DALO a permis d’obtenir de bons résultats dans les régions où il existe une offre en logements sociaux convenables suffisante, sa mise en œuvre dans les grandes villes et dans les régions métropolitaines, comme par exemple le Grand Paris, est plus problématique. Par exemple, sur les premiers demandeurs qui ont fait une demande de logement DALO dans la région du Grand Paris en 2008, il y a plus de 10 ans, et qui ont été reconnus prioritaires, 9,3 % n’ont pas été relogés. De plus, parmi les ménages reconnus prioritaire en 2017 dans le Grand Paris, près d’un sur deux n’avait pas réussi, en février 2019, à obtenir un logement convenable. Le Haut comité pour le logement des personnes défavorisées a souligné que les commissions de médiation ont tendance à interpréter la loi DALO de manière de plus en plus restrictive et que leurs décisions sont en partie guidées par des critères officieux qui sont contraires à la loi, comme par exemple la prise en considération de la disponibilité de logements dans leur département respectif. Les demandeurs reconnus prioritaires DALO auxquels un logement n’est pas attribué dans des délais raisonnables sont en droit de saisir les tribunaux pour obtenir gain de cause et ils sont nombreux à le faire. Dans ces procédures, il est fréquemment ordonné aux collectivités locales d’attribuer un logement social au demandeur et elles sont condamnées à payer une amende qui est versée dans un fonds de soutien destiné aux organisations qui apportent un accompagnement social et des conseils juridiques aux personnes qui vivent dans des conditions de logement inadaptées. Dans un grand nombre de cas, l’État paie l’amende sans pour autant attribuer de logement social au demandeur. Le seul recours dont dispose alors ce dernier consiste à saisir à nouveau les tribunaux afin de réclamer une indemnisation forfaitaire dont le montant oscille entre 2 000 et 3 000 euros. Au bout du compte, il en résulte un déni d’accès à la justice, les collectivités locales pouvant effectivement acheter le droit de se soustraire au droit au logement.
Sans-abrisme
Selon le dernier recensement réalisé par l’État français, le sans-abrisme a augmenté de 58 % entre 2001 et 2012 (de 93 000 à 141 500 personnes), avec une augmentation de 85 % du nombre d’enfants sans abri au cours de la même période. Ces chiffres devraient augmenter lors de la publication des résultats du prochain recensement en 2020. Selon le Collectif Les Morts de La Rue, plus d’une personne meurt chaque jour de la rue. Ce constat est alarmant et le gouvernement français s’est déclaré profondément préoccupé face à cette situation. Dans ce contexte, le gouvernement français a porté le budget annuel consacré à l’hébergement d’urgence de 305 millions d’euros en 2012 à 820 millions d’euros en 2017, et a également augmenté considérablement l’investissement dans des logements qui permettent aux résidents de bénéficier d’un accompagnement social (les « logements adaptés »). Au total, ce sont plus de 2 milliards d’euros qui sont investis dans la lutte contre les différentes formes de sans-abrisme. Si je félicite le gouvernement français pour avoir su reconnaître cette crise et avoir renforcé ses efforts pour héberger et aider les personnes en situation de sans-abrisme, je regrette que la réponse qu’il apporte – proposer plus de lits d’urgence, dont certains ne sont disponibles que 7 mois dans l’année – soit par nature provisoire, qu’elle ne s’attaque pas aux causes profondes du sans-abrisme et qu’elle ne garantisse pas un logement convenable pérenne à cette population comme l’exige le droit international des droits de l’homme. Les efforts visant à injecter des fonds supplémentaires dans des logements adaptés qui offrent une garantie de maintien dans les lieux et un accompagnement social personnalisé et qui correspondent aux besoins individuels faciliteraient l’inclusion sociale, inclusion sociale pourrait être plus efficace et plus conforme au droit des droits de l’homme dans la lutte contre le sans-abrisme. Le système d’hébergement français répond à un principe d’accès sans condition (universel) à un hébergement pour « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale ». Le point d’entrée du système d’hébergement est le « 115 ». Depuis la mise en place de ce numéro d’urgence en 1997, tous ceux qui cherchent des informations sur les services, sur l’accès aux structures d’hébergement d’urgence et de jour ainsi que sur les lieux où il est possible de bénéficier de soins médicaux, de trouver de quoi manger ou de prendre une douche, peuvent appeler gratuitement le 115 24 heures sur 24, 7 jours par semaine et 365 jours par an. Comme le nombre de personnes qui se retrouvent sans abri augmente, le nombre d’appels reçus au 115 augmente lui-aussi. Aujourd’hui, le 115 est débordé par les appels. À Paris, en novembre 2017, un quart seulement des 35 380 appels reçus au 115 ont permis au demandeur de trouver un hébergement pour une ou plusieurs nuits. De même, à Toulouse en 2018, 10 % seulement des appels au 115 ont reçu une réponse et sur ces 10%, 29 % seulement des demandeurs ont réussi à trouver un hébergement pour une ou plusieurs nuits. Les demandes reçues au 115 nuisent à l’inconditionnalité du droit au logement, créant ainsi une hiérarchie entre les personnes défavorisées. J’ai parlé à des femmes qui avaient fui la violence conjugale, à des jeunes LGBTQ qui n’étaient plus les bienvenus chez eux, à des familles de migrants et de réfugiés qui dormaient sur le trottoir et à plein d’autres personnes encore qui disaient avoir appelé des jours et même des mois avant que quelqu’un ne réponde à leur appel et qui ont exprimé leur désarroi devant une situation où, conscientes d’avoir un droit « inconditionnel » au logement, elles ne pouvaient pas faire valoir ce droit. Le gouvernement français a presque doublé le nombre de places en hébergement d’urgence en 5 ans – leur nombre est passé de 75 347 en 2012 à 136 889 en 2017 – bien qu’une grave pénurie persiste. Si cette augmentation est la bienvenue, je note qu’elle est ciblée sur la création de places d’hébergement de courte durée dans des hôtels plutôt que sur les hébergements de stabilisation, qui offrent généralement un hébergement de plus longue durée et un accompagnement social. Pendant la période hivernale, du 1er novembre au 31 mars, d’autres lieux d’hébergement temporaire (comme les gymnases, par exemple) sont également mis à disposition. Ces lieux d’hébergement temporaire ne sont pas équipés pour répondre aux besoins d’un grand nombre de ménages, et notamment de familles, de femmes, de jeunes filles et d’enfants. Il arrive que des familles en soient réduites à se séparer pour bénéficier d’un hébergement. De plus, un grand nombre de ceux qui trouvent un hébergement pour les mois d’hiver ont en perspective un retour à la rue dès le 1er avril. Après la fin de la trêve hivernale 2017-2018, 36 % des personnes qui avaient bénéficié d’un hébergement pendant l’hiver et avaient été expulsées au printemps, ne se sont vu proposer aucune autre solution. S’agissant de ceux qui n’obtiennent pas d’hébergement, je me ferais l’écho des craintes du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies sur le fait que plus de 80 % des places d’hébergement ne sont proposées que pour une nuit. Je trouve également très préoccupant le recours aux chambres d’hôtel en guise de solution à long terme pour les sans-abri. Je me suis rendue chez plusieurs familles qui vivent dans ces conditions. J’ai rencontré une femme, une demandeuse d’asile originaire de Guinée, qui vivait dans une chambre d’hôtel avec un enfant en bas âge. Elle avait été confrontée à la violence à caractère sexiste pendant son voyage pour venir en France. Elle avait été logée dans une petite chambre humide et sans fenêtre, située au rez-de-chaussée, juste à côté des toilettes communes destinées aux clients du bar de l’hôtel et aux autres résidents. J’ai aussi rencontré une jeune famille de cinq personnes qui avait été hébergée dans deux chambres d’hôtel non contiguës pendant plus d’un an. Les enfants n’étaient pas assez grands pour dormir tout seuls et donc toute la famille dormait dans une seule petite chambre. Ils avaient accès à une salle de bains commune mais il n’y avait ni cuisine ni buanderie. Compte tenu de l’absence d’autres solutions de logement, les hôtels ne sont plus des services d’urgence, comme c’était prévu à l’origine, mais une solution à long terme. Comme me l’a dit tout de go une personne logée dans un hôtel, « comment peut-on se sentir chez soi dans une chambre d’hôtel ? » J’ai eu le plaisir d’apprendre que 8 villes, parmi lesquelles Bordeaux, Dijon, Lyon et Grenoble, lancent, avec le soutien et le financement partiel de l’État, des dispositifs Housing First similaires au programme pilote « Chez Soi d’Abord », qui a permis d’enregistrer un taux de conservation de logement de 85.
Implantations sauvages
Les implantations sauvages sont généralement crées et habitées par les groupes les plus pauvres et les plus marginalisés, parmi lesquels les personnes d’origine rom venues d’Europe de l’est (qui représentent environ les deux-tiers de la population des implantations sauvages), les gens du voyage ainsi que les migrants et les réfugiés, principalement en provenance de pays d’Afrique et de pays arabes. Ils créent des implantations sauvages dans lesquelles ils vivent parce qu’ils n’ont aucune autre solution pour se loger. D’après la toute dernière étude réalisée par l’État à partir de juillet 2018, environ 16 090 personnes vivent dans 497 implantations sauvages en France, dont un tiers dans le Grand Paris. Plus d’un quart des occupants de ces implantations sauvages et de ces squats sont des enfants2 . J’ai visité des implantations sauvages à Toulouse et à Marseille et j’ai été frappée par les conditions déplorables dans lesquelles vivent leurs occupants. À Marseille, j’ai visité un campement rom de 120 personnes situé dans le 15e arrondissement où absolument aucun service n’est assuré par la ville ou par l’État – les habitants siphonnent l’eau d’une bouche à incendie et il n’y a ni WC ni douche sur le campement, même si des services de soins de santé sont disponibles et que les enfants peuvent fréquenter l’école locale. À Toulouse, j’ai visité un ancien immeuble de bureaux dans lequel vivent plus de 300 migrants et réfugiés, parmi lesquels des femmes et des familles monoparentales. Bien que l’immeuble soit équipé de l’eau courante et de l’électricité, il n’y a pas de sanitaires dignes de ce nom - les résidents ont dû construire trois douches improvisées sur le parking extérieur de l’immeuble – et la surutilisation des toilettes provoque des problèmes d’écoulement. Il n’y a pas de cuisine et l’immeuble est surpeuplé. Plusieurs personnes dorment dans les couloirs et jusqu’à 15 personnes s’entassent dans les anciens bureaux situés dans les étages. Les matelas et les meubles ont été récupérés dans des décharges et l’immeuble est infesté de punaises des lits. La municipalité n’est pas intervenue pour améliorer l’état de l’immeuble ou donner aux occupants une meilleure garantie de maintien dans les lieux au motif qu’il s’agit d’un immeuble privé. Dans ces deux cas, contrairement au droit international des droits de l’homme, les résidents sont menacés d’expulsion et aucune autre solution d’hébergement n’a à ce jour été proposée par l’État. S’il m’a été présenté des exemples réussis de solutions de logement à long terme en concertation et en étroite collaboration avec les résidents d’implantations sauvages, comme par exemple à Strasbourg, les occupants des implantations sauvages que j’ai rencontrés à Toulouse et à Marseille m’ont indiqué qu’ils n’avaient jusqu’alors jamais été vraiment consultés sur leur avenir. Je rappelle au gouvernement que chaque individu sait ce qui est bon pour lui et que la participation est un droit humain. Il faut donner aux résidents concernés la possibilité de participer à la prise des décisions qui ont un impact sur leur vie. Le programme global de « réabsorption » du gouvernement, qui vise à réduire le nombre d’implantations sauvages, s’inscrit dans la droite ligne de ses engagements vis-à-vis du onzième objectif de développement durable. D’après les informations dont je dispose, ce programme souligne la nécessité de donner accès aux droits à l’eau, à des installations sanitaires, à un logement convenable, à l’éducation et au travail. Pourtant, c’est tout autre chose que j’ai vu en me rendant dans des implantations sauvages. Il semblerait que, pour décourager le développement de ces implantations, une double approche ait été adoptée : les résidents sont coupés du nécessaire pour survivre, et notamment des services de base tels que l’eau potable, les sanitaires, les services de ramassage des ordures et l’électricité, et ils font l’objet d’expulsions forcées à répétition. Chaque fois qu’un jugement rendu par un tribunal national ou régional exige une réponse différente, le gouvernement répond en fournissant le strict nécessaire à la survie. À Calais, par exemple, à la suite d’une décision de la Commission européenne des droits de l’homme, des mesures ont été prises pour assurer un accès à l’eau, à des toilettes et à des repas pour les quelque 300 migrants et réfugiés qui vivent encore là-bas depuis le démantèlement du campement en 2016. Toutefois, ils n’ont obtenu aucun semblant de logement, font l’objet d’expulsions cycliques et répétées et ne peuvent pour la plupart accéder que difficilement à des douches, à des lits de camp pour dormir ou à d’autres commodités. Les politiques qui interdisent l’accès à des composants essentiels du droit à un logement convenable portent atteinte au droit à l’eau, à l’assainissement et à la santé ainsi qu’au droit de vivre en sécurité. Je rappelle au gouvernement français que l’ordre international en matière de droits de l’homme a pour objectif de garantir la dignité humaine.
Expulsions forcées
Selon une étude réalisée par le Collectif National Droits de l’Homme Romeurope, il y a eu en 2018 171 expulsions d’implantations sauvages et de squats, ce qui représente 9 688 personnes concernées. Le collectif estime que sur l’ensemble des personnes vivant dans des implantations sauvages ou dans des squats, 65 % environ ont été expulsées de leur logement au cours de l’année 2018, et que dans la plupart des cas ce logement était la propriété de l’État ou d’institutions publiques . J’ai visité un campement situé Porte de la Chapelle, à Paris, dont l’expulsion était prévue le lendemain même, un squat à Toulouse dont l’expulsion était prévue pour le 15 avril 2019 et une implantation sauvage rom à Marseille dont l’expulsion était prévue pour juillet 2019. La plupart des expulsions d’implantation sauvage ne sont effectuées que sur décision de justice et il semble donc que les tribunaux nationaux ne prennent pas suffisamment en compte les normes internationales en matière de droits de l’homme. Selon Romeurope, sur l’ensemble des ménages expulsés, 12,7 % seulement se sont vu proposer un hébergement temporaire par l’État après leur expulsion, généralement sous la forme de chambres dans des hôtels sociaux qui ne correspondent pas obligatoirement aux besoins des personnes et des familles expulsées. 2,5 % seulement de l’ensemble des personnes expulsées des implantations sauvages se sont vu proposer des solutions de logement à long terme avec accompagnement social, et 18 personnes seulement, soit 0,2 %, se seraient vu proposer un logement classique . 84,5 % des personnes expulsées des implantations sauvages en 2018 ont eu la possibilité d’appeler le 115 pour obtenir une place en hébergement d’urgence pour une nuit. On estime que moins de 5 % de l’ensemble des personnes concernées ont été relogées dans de nouveaux types de logement à long terme comme le prévoient les normes internationales en matière de droits de l’homme . Le moratoire sur les expulsions pendant la période hivernale, du 1er novembre au 31 mars, est la seule protection dont bénéficient les résidents des implantations sauvages. Toutefois, en cas de risque grave pour la sécurité ou la santé des occupants d’une implantation sauvage, par exemple, l’expulsion est aussi possible pendant la période hivernale. Les collectivités locales et les préfectures font valoir ces dispositions légales et, pendant la période hivernale 2017-18, plus de 1 800 personnes auraient été expulsées des implantations sauvages. En vertu du droit international des droits de l’homme, l’expulsion ne se justifie qu’une fois que tous les autres moyens possibles ont été épuisés, que les résidents ont été consultés et qu’un autre hébergement situé à proximité de l’implantation existante a été proposé ou garanti. L’expulsion de personnes qui se retrouveraient alors sans abri est strictement interdite en droit international et constitue une atteinte grave au droit à un logement convenable et aux autres droits de l’homme, comme par exemple le droit à la santé et à la sécurité de la personne.
Calais
Il n’est ni dans mes prérogatives ni dans mon intention, avec cette déclaration, de juger du statut des migrants et des réfugiés à Calais. Bien que les conditions de logement de cette population ne soient pas obligatoirement représentatives de celles de tous les migrants en France, il n’en demeure pas moins qu’elles sont difficiles, compte tenu notamment des expulsions forcées répétées auxquels ils sont confrontés, et qu’elles méritent une attention particulière. Dans les Hauts de France et en particulier dans les régions de Calais et de Grande-Synthe, on estime que 600 à 700 migrants et réfugiés sont actuellement sans abri et vivent dans des tentes et dans de petits campements, dans des conditions difficiles, avec un accès extrêmement limité à l’hébergement d’urgence. Par exemple, à Calais, la seule structure d’hébergement d’urgence de la ville, un gymnase, n’a été ouverte que 20 jours entre le 1er novembre 2018 et le 31 mars 2019, lorsque les températures annoncées pour la nuit sont tombées en dessous de 2°C. Depuis le printemps 2017, une politique délibérée et systématique d’expulsions régulières des personnes qui campent sur des terrains privés et dans les lieux publics, tels que les routes et sous les ponts, a été mise en œuvre. Entre le 1er janvier et le 31 mars 2019, plus de 200 expulsions de campements ont été recensées par les organisations locales de défense des droits de l’homme. Ces expulsions ont lieu généralement le matin, sans que les occupants ne soient prévenus. Le gaz lacrymogène est occasionnellement employé contre les occupants pendant les expulsions. Certains témoins que j’ai interrogés m’ont dit être expulsés toutes les 48 heures. Ils m’ont également dit qu’ils n’avaient pas le droit de retourner à leurs tentes pour les récupérer ou pour récupérer leurs effets personnels. En réalité, les tentes, les sacs de couchage et les effets personnels sont souvent détruits ou confisqués. Aucune solution de relogement à proximité n’est proposée aux personnes expulsées de leur campement à Calais. La nature systématique des expulsions répétées par les forces de police est une source de stress extrême, d’anxiété et de privation de sommeil – pour une population qui est déjà traumatisée. Il n’y a pas de structure d’accueil pour les migrants et les demandeurs d’asile à moins de de 75 km de Calais. Le Défenseur des Droits, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ainsi que plusieurs organisations internationales de défense des droits de l’homme se sont déclarés très préoccupés par ces expulsions et par les conditions de vie des occupants des implantations sauvages à Calais et dans les environs. Le 28 février 2018, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé, dans l’affaire Kahn c. France (n° 12267), que le défaut de prise en charge d’un mineur non accompagné après le démantèlement des camps de fortune érigés dans la zone Sud de la « lande de Calais » était contraire à l’article 3 de la Convention européenne sur les droits de l’homme, qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. La Cour a estimé que ce manquement était déjà extrêmement problématique avant que la zone Sud du camp n’ait été démantelée et qu’il l’est devenu plus encore après le démantèlement en raison de la démolition de la cabane dans laquelle le mineur vivait. Les pratiques qui n’ont été rapportées par les occupants des campements situés autour de Calais constituent une grave violation du droit à un logement convenable que prévoit le droit international des droits de l’homme. Ils constituent également une violation du droit à la santé, du droit à l’alimentation et du droit à l’intégrité physique. La nature systématique et répétée de ces expulsions forcées pendant l’hiver suggère qu’elles constituent également un traitement cruel, inhumain ou dégradant de l’une des populations les plus vulnérables en France.
Logements insalubres
On estime que 2 millions de personnes en France vivent dans un logement privé ou public qui est considéré insalubre, qui ne remplit pas les critères minimum d’habitabilité et/ou qui expose ses occupants à des risques pour la santé . Si, dans l’ensemble, la qualité moyenne des logements en France est comparable à celles des logements dans les autres pays d’Europe, à Marseille, 40 000 logements seraient selon les estimations insalubres et ne rempliraient pas les critères requis pour être considérés décents.
Le droit national fait obligation aux collectivités locales d’inspecter les logements afin de vérifier qu’ils ne présentent pas de danger et de protéger les locataires contre toute exposition aux risques que peut poser pour la santé un logement vétuste. Les autorités ont également pour obligation de vérifier que les propriétaires privés maintiennent leurs biens dans un état conforme au droit international des droits de l’homme. J’ai appris que pendant de nombreuses années, la ville de Marseille n’a compté, dans son effectif, aucun employé formé pour effectuer ces contrôles, et que même aujourd’hui cette mission est confiée à une équipe en sous-effectif.
Le 5 novembre 2018, deux immeubles se sont effondrés dans le quartier de Noailles à Marseille, causant la mort de 8 personnes et l’évacuation de plus de 100 résidents. Cet incident a par ailleurs déclenché une vague d’évacuations en urgence qui a affectée plus de 2 400 résidents vivant dans plus de 300 immeubles. Cinq mois après la catastrophe, la plupart des ménages évacués vivent dans des chambres d’hôtel. Il est en particulier à noter, et préoccupant, que les autorités locales n’ont pas tenu compte des appels des résidents du quartier qui, depuis de nombreuses années, tentaient de les alerter sur le risque de catastrophe que posait la vétusté de leurs logements. Je me suis également entretenue avec des occupants qui estiment qu’il leur a été demandé trop tôt de réintégrer leur logement et de reprendre le paiement des loyers, malgré des conditions inadéquates et des risques toujours présents.
Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville (QPV)
Depuis plusieurs années maintenant, le gouvernement met en œuvre des programmes de rénovation urbaine qui visent à améliorer les conditions de vie et l’accès aux transports, au travail et à l’éducation dans les zones urbaines marquées par une forte concentration de pauvreté, zones qui sont appelées depuis 2014 « quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) ».
Selon les autorités françaises, 42,2 % des résidents des QPV vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre seulement 14,3 % pour l’ensemble de la population. En 2016, le taux de chômage dans les QPV était de 25,3 %, contre 9,9 % dans les autres quartiers urbains. 74 % des résidents des QPV vivent dans des logements sociaux réservés aux ménages à faibles revenus, contre seulement 16 % dans le reste de la France. Ces logements tendent à être plus souvent surpeuplés, plus de 20 % des résidents des QPV vivant dans un logement fortement ou modérément surpeuplé (contre seulement 12,5 % dans le reste de la France).
Les logements situés dans des QPV sont également plus petits que ceux des autres quartiers, avec une propension au surpeuplement. Les résidents des QPV ont aussi considérablement plus de chances de vivre dans un logement présentant un ou plusieurs défauts graves, comme par exemple une installation électrique défectueuse ou un extérieur décrépi.
Les QPV des grandes villes tendent à présenter un taux de chômage plus élevé et à être moins défavorisés sur le plan économique que les quartiers situés en périphérie . Les résidents des QPV ont moins de chances d’avoir accès à une voiture et dépendent en conséquence plus des transports en commun que les personnes qui vivent en centre-ville.
De nombreuses banlieues, toutefois, sont notoirement mal desservies par le système de transports en commun depuis de nombreuses années. À Clichy-sous-Bois, où de nombreux habitants vivent dans des conditions de logement déplorables, certaines personnes m’ont confié qu’elles se sentaient isolées du reste de Paris. Elles se plaignaient du fait que, bien qu’étant à seulement 10 kilomètres du centre, il n’existe aucune ligne directe pour se prendre en ville, et elles espèrent que la construction d’une ligne de tramway améliorera leur situation.
Elles ont également souligné que le soir, les bus ne respectent pas leur trajet habituel et ne pénètrent pas dans les communautés résidentielles, évoquant des problèmes de sécurité qui obligent les gens, et notamment les personnes porteuses de handicap et les personnes âgées, à se rendre à pied là où ils veulent aller.
Cet isolement les oblige à faire des trajets longs ou difficiles, ce qui rend la tâche plus compliquée quand il s’agit de trouver et de garder un travail ou d’accéder à l’éducation. De plus, les personnes avec lesquelles je me suis entretenue ont souligné la discrimination à laquelle elles ont été confrontées dans leur recherche d’emploi à cause de leur adresse. 9. Financiarisation Je crains que la financiarisation du logement – lorsque le logement est promu et utilisé comme un instrument financier et non plus comme un bien social – n’évolue rapidement en France, en particulier depuis la promulgation de la loi ELAN le 23 novembre 2018.
Cette loi encourage la vente des logements sociaux et fixent pour objectif aux groupes de logement social qui ont vu le jour récemment de vendre 40 000 logements par an. Cette nouvelle politique pour le logement social a connu un tournant fin 2018 avec la vente aux enchères, par la société publique de chemin de fer, la SNCF, de 4 000 logements publics pour la somme de 1,5 milliard d’euros à un groupement de sociétés d’investissement nationales et étrangères.
La France est confrontée à une augmentation de la demande en logements locatifs, avec un déséquilibre croissant entre l’offre et la demande et une grave pénurie de logements pour les familles à faibles et à moyens revenus. Ces caractéristiques font du pays une destination attractive pour les sociétés de capital-investissement privées qui, après s’être intéressées au patrimoine immobilier de la SNCF, portent maintenant leur attention sur le marché du logement français.
Marianne Louis, Directrice Générale de l'Union sociale pour l'habitat et Leilani Farha, rapporteure spéciale de l'ONU sur le droit au logement
Annexe
Pendant sa visite, la Rapporteure spéciale a rencontré des représentants des organismes publics suivants : Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères Ministère des Solidarités et de la Santé Ministère de l’Intérieur Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées (HCLPD) Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) Défenseur des droits (DDD) Institut National de la Statistique et des Études économiques (INSEE) Observatoire National de la Politique de la Ville (ONPV) Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion sociale (ONPES) Observatoire National de la Précarité énergique (ONPE) Maire de Paris, Ville de Paris Maire de Clichy-sous-Bois Mairie de Grande-Synthe Ville de Toulouse Sous-Préfecture de Calais Services Intégrés d’Accueil et d’Orientation (SIAO) de Paris et de Toulouse Paris Habitat Représentant du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés en France (UNHCR) La Rapporteure spéciale a également rencontré des représentants de plus de 40 organisations de la société civile et prestataires de services sociaux à Paris, Clichy-sous-Bois, Calais, Grande-Synthe, Toulouse et Marseille.